
La première expérience de travail humanitaire de Peter Walker remonte à 1979, lorsqu’il aide à lever des fonds au Royaume-Uni pour l’opération de secours au Cambodge. Il n’a pas oublié son sentiment d’impuissance face à l’horreur du génocide de Pol Pot, qui coûte la vie à un cinquième de la population cambodgienne : « S’il est impossible de changer le cours des choses, chacun peut apporter sa petite pierre à l’édifice. C’est de cette façon que j’ai rejoint le monde de l’humanitaire. » Depuis lors, il estime que « c’est un privilège de faire ce travail. Ici, le cynisme n’est pas de mise, et tout ne tourne pas autour de l’argent. Je ne peux imaginer une carrière plus gratifiante. »
Le Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix- Rouge et du Croissant-Rouge et pour les ONG lors des opérations de secours en cas de catastrophes a été publié en 1994. Quel a été votre rôle dans son élaboration ?
Le Code de conduite pour la Croix-Rouge et les ONG porte essentiellement sur le comportement que les travailleurs humanitaires déployés dans un pays tiers doivent adopter. J’ai eu le bonheur d’être impliqué dans sa rédaction. C’était la première fois, à mon sens, que la communauté humanitaire essayait de coucher sur papier les grandes lignes de l’attitude à adopter.
Une fois le Code de conduite rédigé, l’étape suivante a été de penser « à présent que le comportement à adopter a été déterminé, reste à définir ce que nous devons faire ». Dans un sens, les standards du Projet Sphère s’inscrivaient donc dans une continuité logique. Et j’ai eu la chance d’être au bon endroit au bon moment, aux côtés des bonnes personnes, pour lancer cette nouvelle étape.
Ma femme ne vous contredira pas sur ce point : elle dit que Sphère a été notre quatrième enfant [rires]. Et j’y ai consacré autant de temps qu’à l’éducation de nos trois autres enfants.
Nicolas Stockton, à l’époque collaborateur d’Oxfam, et moi-même avions tous les deux participé aux efforts de secours durant les famines des années 1980 au Soudan et en Éthiopie. Nous avions donc pu voir de nos propres yeux quelles étaient les réussites, mais aussi les failles des agences humanitaires.
Nous en avions donc conclu qu’il fallait aller au-delà du Code de Conduite. Que nous devions pouvoir dire ce que les personnes affectées par une crise étaient en droit d’attendre de ces étrangers qui font irruption dans leur pays et leur viennent en aide. Nous savions qu’il fallait mettre l’accent sur les besoins des populations pour rester en vie : nourriture, eau, santé, habitat.
Nous avons ensuite réussi à faire approuver notre idée par le Comité directeur pour la réponse humanitaire, un ensemble de réseaux d’ONG d’une certaine importance. Nous avions alors un mandat. Restait encore à trouver les fonds pour mettre le projet en marche. Voilà comment tout a commencé.
L’idée reçue voudrait que le Projet Sphère soit une réaction à l’évaluation de la réponse humanitaire au génocide rwandais. Mais en fait, le processus était plus ancien. Cependant, quantité de personnes impliquées dans Sphère l’étaient aussi dans l’évaluation, ce qui a fait naître l’opportunité que Sphère a saisie.
À cette époque, des débats intérieurs faisaient rage en matière d’humanitaire, aussi bien du côté des travailleurs humanitaires que de leurs agences et donateurs. D’autres initiatives ont d’ailleurs vu le jour dans ce contexte, parallèlement au Projet Sphère.
Lorsque nous avons lancé Sphère, le projet était partiellement réactif. Nous avions pu observer sur le terrain des pratiques vraiment mauvaises. De fait, dans certaines régions, des agences faisaient preuve d’incompétence technique, ce qui finissait par coûter des vies plutôt que d’en sauver. Cela nous a semblé moralement incorrect.
Lorsque nous avons commencé à travailler sur les standards Sphère, nous avons donc essayé de changer les choses. Au lieu de définir l’humanitaire selon ce que font les agences, nous avons tenté de modifier la perspective et de nous concentrer sur ce que les personnes affectées par une crise sont en droit d’attendre de celles qui viennent leur porter assistance. Peuvent-elles attendre des compétences ? Bien entendu ! Mais comment définir ces compétences ? Telle était notre idée maîtresse.
À l’époque, il nous semblait qu’il fallait établir certains standards minimums pour saisir la notion de compétence, surtout au sein de la communauté humanitaire, qui réunit aussi bien des personnes hautement formées que d’autres moins qualifiées. Quelque chose qui permettrait aux personnes de comprendre ce qu’elles essayaient de réaliser avec leur travail.
Les standards Sphère ne sont qu’un outil. Si vous les utilisez correctement, ils vous permettront de vous concentrer sur les victimes des crises, sur leurs aspirations, leurs besoins et leurs droits. C’est ainsi qu’ils doivent s’interpréter. Ils vous permettent véritablement de vous concentrer sur ces éléments clés. D’une certaine façon, ils sont le gage d’une vraie autonomisation.
Cependant, vous pouvez utiliser les standards d’une autre manière, en ignorant cet aspect ambitieux et en vous concentrant sur les points techniques tels que le nombre de calories, la quantité d’eau, etc. Cela dit, vous pouvez avoir fourni l’eau d’une façon qui annihile la compétence des personnes.
Sphère se concentre sur la qualité technique et l’affirmation des droits des personnes. C’est pour cette raison que la Charte Humanitaire vient en premier lieu, et que le reste en découle. Mais est-ce vrai ? Difficile d’en juger…
Les standards sont en fait une arme à double tranchant. En effet, si vous utilisez les standards sans discernement, ils deviennent un simple automatisme. Vous offrez alors les mêmes prestations à tout le monde. Mais en vérité, le contexte constitue l’essence de toute réponse à une crise. Vous devez comprendre le contexte et la réalité des personnes sur le terrain.
Pour Sphère, s’adapter au contexte signifie que les travailleurs humanitaires doivent saisir la différence entre standards et indicateurs. Les standards sont assez génériques. Par exemple, un standard édicte que vous devez atteindre une quantité d’eau à la fois suffisante et équitable. Toutefois, le standard ne correspond pas forcément à quinze litres d’eau par jour ; ce chiffre n’est qu’un indicateur qui vous est suggéré.
Parfois, je crains qu’au moment de développer les standards, nous n’ayons pas assez mis en avant cette notion de contexte à comprendre. J’imagine que si je devais tout recommencer, j’y accorderais davantage d’importance. Mais c’est facile à dire a posteriori…
À qui s’adressent ces standards ?
Les personnes qui travaillent dans l’humanitaire depuis des années peuvent penser qu’elles n’ont pas besoin de recourir à des standards et qu’elles savent ce qu’elles font. Et dans un sens, elles ont raison. Car si elles ont réussi à se maintenir à flot dans le secteur, c’est qu’elles ont probablement déjà intégré des standards.
En fait, les standards sont plus importants pour les nouveaux arrivants : pas question qu’ils s’entraînent à devenir meilleurs en faisant des erreurs dont des populations vulnérables pâtiraient.
Les standards de Sphère lèsent-ils des organisations plus petites ou moins établies ?
Au moment de développer nos standards, nous avons fait en sorte de les tester dans différents environnements. Nous nous demandions par exemple si ces standards pourraient s’appliquer en cas de tremblement de terre en Californie, de famine en Afrique ou d’inondation en Asie.
À mon avis, dans l’ensemble, ils fonctionnent. Une petite agence ne gère pas tout un camp de réfugiés ou l’approvisionnement en nourriture d’une zone étendue, mais est souvent un maillon d’une opération plus importante. Cela étant, les standards ambitieux devraient demeurer les mêmes. Les personnes qui doivent recevoir assistance ont en effet toujours les mêmes droits.
Dans un sens, la Charte humanitaire est la partie la plus importante du manuel Sphère.
Nous voulions aborder les aspects ci-après : « Pourquoi faisons-nous ce que nous sommes en train de faire ? Aspirons-nous simplement à faire bonne figure en termes de compétences et de professionnalisme ? » Cent fois non ! Nous croyons réellement que les personnes auxquelles nous portons assistance ont bel et bien un droit. Celui de vivre dans la dignité. C’est ce qui nous pousse à faire ce travail.
La Charte permet de démontrer que les standards ne sont pas tombés du ciel. Ils ne sont pas qu’une invention des agences humanitaires. Ils sont en fait l’expression des droits des personnes que les États ont ratifiés durant les 50-60 dernières années. Aussi était-il devenu très important de donner à Sphère une orientation axée sur les droits.
La toute première édition du manuel était un document à spirales que seules quelques personnes ont en leur possession. Une vraie pièce de musée. Cette version était pour ainsi dire un prototype. À sa sortie, elle a suscité de nombreux commentaires. Beaucoup d’agences ont ainsi déclaré qu’elle répondait exactement à leurs besoins.
D’autres – je me souviens de mes collègues du Groupe URD et de Médecins Sans Frontières – soulignaient d’une part que le manuel ne mettait pas suffisamment l’accent sur les différences inhérentes à chaque crise et, partant, sur l’importance fondamentale du contexte. Et que d’autre part, au fond, l’humanitaire n’est pas une question d’approvisionnement mais plutôt un acte profondément politique. Et que si l’on n’y prend pas garde, les standards deviennent un processus purement technocrate.
À mon sens, ce débat est très important. Il nous faut trouver l’équilibre entre standards techniques et compétences en les interprétant sur le terrain. Je suis heureux que ces débats aient vu le jour : grâce à eux, les standards et les manières de former les travailleurs humanitaires ont gagné en professionnalisme et en responsabilité.
Peut-on évaluer l’impact des initiatives sur la qualité et la redevabilité ?
Vous ne pouvez pas contempler le système humanitaire et déclarer que tel ou tel grand changement s’est produit grâce au Projet Sphère ou à une autre initiative. Mais vous pouvez affirmer que le travail effectué en matière de qualité et de redevabilité a amené les gens à changer un peu leur façon de faire.
Par ailleurs, si vous vous penchez sur le débat qui s’attache à définir la redevabilité, je pense qu’il est désormais plus profond et plus nuancé. L’on reconnaît qu’il ne s’agit pas seulement d’agences permettant aux bénéficiaires individuels d’avoir voix au chapitre. C’est un aspect important, mais cela va plus loin. Il s’agit également de votre capacité professionnelle à fournir un service crédible aux personnes. Et de votre responsabilité envers la population au sein de laquelle vivent des bénéficiaires.
Et vous savez qu’en tant qu’institution, vous devez mettre ce paramètre en équilibre avec votre responsabilité envers vos donateurs, tout en conservant une main-d’œuvre sensée et confiante.
Je trouve vraiment formidable que le manuel Sphère soit disponible dans tant de langues. Qu’autant de personnes dans autant de pays veulent pouvoir lire le manuel. À mon sens, c’est une réussite exceptionnelle.
Je suis également fasciné par toute la formation et tout le matériel à disposition et par leur utilisation spontanée. La formation est de plus en plus professionnelle et sophistiquée. Elle est tellement meilleure que par le passé.
Et dans une certaine mesure, l’une des réussites de Sphère est d’être entré plus ou moins dans les mœurs et de ne plus être controversé. Aujourd’hui, beaucoup d’agences s’attendent ainsi à ce que vous compreniez les standards Sphère et que vous puissiez travailler avec eux.
Lorsque Sphère n’en était qu’à ses balbutiements, les personnes impliquées dans le projet étaient toutes assez jeunes et issues d’un contexte très orienté sur l’action. Elles étaient un peu rebelles et non-conformistes. Nous pensions qu’en développant ces standards, nous étions à l’avant-garde de la défense des droits des personnes. Et dans un sens, c’est vrai.
Mais à l’époque, quel phénomène observait-on à une plus large échelle dans les agences humanitaires ? Lorsqu’ils gagnent en importance, organisations et systèmes doivent mettre en place des standards et des réglementations s’ils veulent survivre. C’est ce qui se produit au sein des systèmes et de leurs collaborateurs : ils ressentent le besoin de se doter d’un cadre à mesure qu’ils grandissent.
Ainsi, en se projetant quinze ans en arrière, la perspective est un peu différente. Nous avons fait ce qui fallait au bon moment. Et si, d’une certaine façon, nous avions la sensation d’être assez radicaux, nous ne faisions pour ainsi dire qu’accomplir notre destinée sociale. Si je me penche sur le passé, je suppose donc que je dirais que c’était un processus radical, mais inévitable.