
« Dans une région aussi exposée aux catastrophes naturelles qu’Haïti, la stratégie humanitaire doit insister sur la nécessité de dépasser les standards minimums, pour garantir que les populations sont en capacité de supporter les chocs suivants. » Photo : Abri temporaire à Pétionville après le séisme de 2010. © ECHO/Susana Perez Diaz
En s’appuyant sur des études de cas en République démocratique du Congo (RDC) et en Haïti, ainsi qu’en consultant la littérature disponible sur le sujet, l’équipe de recherche de la LSE a analysé les apports et les limitations des standards Sphère en situation de crises prolongées. Ses recommandations seront incluses dans l’édition 2018 du manuel, dans le but de mieux orienter le travail des humanitaires dans de tels contextes.
Les crises prolongées se distinguent en plusieurs points des crises aiguës. Les résultats de l’étude de la LSE affirment que, dans le cas des crises prolongées, « une grande partie de la population est très fortement exposée à la mort, à la maladie et à la perturbation de ses moyens de subsistance, et ce pendant une longue période ». « Les crises aiguës et de courtes durées sont en réalité l’exception, et non la règle », avec un nombre grandissant de crises se prolongeant pendant 10, 20, voire 30 années.
Les crises prolongées sont caractérisées par des rechutes récurrentes, la stagnation et un état d’urgence maintenu sur la durée. Elles sont le résultat de l’état de constante vulnérabilité qu’entraînent plusieurs facteurs, plutôt que la conséquence d’un unique choc aigu. Ces crises incluent des catastrophes de diverses origines, allant des conflits armés et vagues de violence aux aléas naturels tels que les sécheresses, tremblements de terre et inondations, en passant par les épidémies ; et le rapport souligne que les autorités nationales se révèlent, dans ces cas, souvent incapables de gérer l’ampleur et la complexité de ces crises.
S’étendant sur la durée, ces crises prolongées impliquent généralement « des perturbations répétées, voire permanentes, des moyens de subsistance des populations, qui influent directement sur leur résilience et leurs mécanismes d’adaptation psychologique ». Les communautés se voient ainsi davantage exposées à d’autres chocs ultérieurs, entraînant une détérioration plus prononcée de leurs moyens d’existence. Le rapport ajoute ainsi que « c’est la négligence des vulnérabilités sous-jacentes qui pousse les communautés à retomber dans les situations de crise, même après avoir bénéficié d’une assistance humanitaire ».
Il suggère également que les standards relatifs à l’intervention humanitaire doivent établir une distinction claire entre les crises prolongées et aiguës. Mais comment les standards Sphère peuvent-ils répondre à ce besoin de différentiation ?
Pour formuler ses recommandations, l’équipe de recherche de la LSE a étudié la manière dont les standards Sphère ont été utilisés, et la raison de cette utilisation, dans les situations de crises prolongées, ainsi que leurs apports et leurs limitations quant à « l’assurance de la protection, la dignité et la qualité de vie des populations touchées dans les situations d’insécurité et d’instabilité prolongées ».
La République démocratique du Congo connaît une crise qui se prolonge depuis 20 ans. La pauvreté endémique rend le pays particulièrement sensible aux conflits et aux épidémies, et vulnérable aux catastrophes naturelles, souligne le rapport, alors que la diversité ethnique et linguistique provoque de violents affrontements et aiguise la difficulté à gouverner.
L’étude a révélé que les standards Sphère sont largement utilisés en RDC. Ils servent de référence à l’ensemble des activités humanitaires, et sont également mis à profit lors des actions de développement.
Les travailleur-se-s humanitaires font néanmoins face à plusieurs défis en RDC dans la mise en application des standards Sphère, en grande partie à cause du manque de financements. Les crises qui semblent se prolonger à l’infini épuisent la bonne volonté des donateurs.
D’un autre côté, certain-e-s des interventant-e-s humanitaires interrogé-e-s voient aussi les crises prolongées comme autant d’occasions opportunes. Il est ainsi plus aisé de planifier, mettre en œuvre et évaluer des projets lorsqu’un système humanitaire opérationnel est déjà en place. Et en cas de manque de ressources, le renforcement des capacités locales dans le cadre de la prestation d’aide est une alternative à la fois envisageable et positive.
Les entretiens ont indiqué que la résilience est une composante essentielle en situation de crise prolongée, et que les nouveaux standards en lien avec la résilience pourraient se révéler aussi importants que les éléments vitaux des chapitres techniques du manuel. L’assistance psychologique gagnerait également à bénéficier de davantage d’attention dans le manuel, et ne plus être simplement évoquée dans le chapitre sur l’action sanitaire.
Les personnes interrogées pour les besoins de l’étude ont également souligné que les organisations doivent déployer tous les efforts possibles afin de créer un lien entre les interventions humanitaires et les efforts de développement, de manière à ce que l’impact des actions soit réel, tout en indiquant qu’il est toujours délicat de trouver le juste équilibre entre les priorités qui permettent de sauver des vies dans l’urgence et les actions de développement à plus long terme.
La protection a été mentionnée dans tous les entretiens comme étant un défi de taille dans le cadre de la crise en RDC. Certains des problèmes rencontrés concernent la difficulté à accéder aux populations touchées, les retards dans la mise en œuvre du fait de problèmes de sécurité et le défi de conserver son impartialité et sa neutralité lors des négociations avec les populations hôtes, les officiels du gouvernement et les groupes armés.
L’étude de cas sur la RDC indique également que les travailleur-se-s humanitaires se servent de Sphère pour justifier leur travail, non seulement auprès du gouvernement, mais également face aux groupes armés et aux communautés hôtes. Elle a permis de révéler que la promotion des standards Sphère auprès des officiels du gouvernement est importante pour soutenir la responsabilité de ces derniers en tant que titulaires du devoir de prestation de l’assistance humanitaire. Un besoin parallèle de sensibilisation de l’approche Sphère, et particulièrement des principes de protection, se fait également sentir auprès des donateurs.
Haïti affronte des crises à répétition depuis les années 1990. L’instabilité gouvernementale et de fréquentes catastrophes hydrométéorologiques y participent fortement, et malgré l’intervention d’ONG et l’assistance fournie depuis les quatre coins du monde, le pays compte aujourd’hui encore parmi les plus pauvres de l’hémisphère occidental.
L’absence d’un puissant gouvernement central, l’insécurité alimentaire et une malnutrition sur la durée – autant de facteurs typiques des crises prolongées dans d’autres régions du monde – viennent s’ajouter en Haïti à une forte exposition aux catastrophes naturelles. Des taux de chômage élevés, le manque de couverture médiatique et le faible accès à l’Internet sont autant d’autres facteurs de vulnérabilité sous-jacente qui sapent les efforts de secours et le travail des professionnel-le-s du développement.
L’étude de la LSE a révélé que les standards Sphère sont utilisés en Haïti comme des étalons, et non comme des « minimums », du fait de la difficulté à atteindre les indicateurs qu’ils représentent à cause de l’intérêt décroissant des donateurs face à la prolongation des crises. Plusieurs des personnes interrogées ont rapporté qu’un compromis entre un soutien complet à quelques personnes et un soutien limité à la totalité de la population touchée était souvent la règle.
La réduction des risques de catastrophe et la résilience doivent faire l’objet de davantage d’attention, particulièrement dans des régions sujettes aux catastrophes naturelles telles qu’Haïti, car la stratégie humanitaire se doit d’insister sur le dépassement des standards minimums afin de garantir que la population soit équipée pour supporter les chocs suivants.
L’idée d’une « transition » du travail dans l’urgence aux efforts de développement a été fortement contestée par les humanitaires interrogé-e-s dans le cadre de l’étude. Nombre d’entre elles et eux ont préféré se référer au concept de « convergence » entre les efforts humanitaires et de développement dans le contexte haïtien.
L’étude souligne, de plus, le besoin de disposer d’une orientation plus spécifique et mieux adaptée, telle que la prévention des attaques sexuelles dans les camps, de davantage d’efforts au niveau des approches participatives auprès des groupes vulnérables, tels que les personnes en situation de handicap et d’une attention soutenue envers la résilience dans les zones urbaines.
En se penchant sur les questions du comment et du pourquoi en lien avec l’utilisation des standards Sphère dans les contextes de crises prolongées, l’étude de la LSE est parvenue à la conclusion que les standards sont largement utilisés, généralement bien perçus et considérés très exhaustifs.
L’étude s’est cependant également demandé si les standards minimums sont suffisants dans les cas de déplacements prolongés. Les auteurs soulignent effectivement que « les populations peuvent tolérer certaines situations pendant quelques mois, mais si elles sont censées vivre dans de telles conditions pendant plusieurs années… la complaisance [des donateurs] peut clairement freiner leur résilience et tout développement. »
La deuxième question de l’étude, qui portait sur les apports et limitations des standards Sphère dans les situations d’insécurité et d’instabilité prolongées, a révélé que « Sphère a fourni aux professionnel-le-s de l’humanitaire un outil pratique leur permettant d’identifier les besoins et de planifier les interventions adéquates, et… le cadre établi des indicateurs permet d’intervenir rapidement lors de crises aiguës et de rechutes au cours des crises prolongées… La durée de ces crises rend cependant indispensable de passer au renforcement de la résilience. »
Le rapport de la LSE a fait les recommandations suivantes à Sphère :
En commentant l’étude de la LSE, la directrice exécutive de Sphère, Christine Knudsen, déclarait : « Nous sommes reconnaissants à l’équipe de recherche pour cette étude approfondie de l’utilisation qui est faite des standards Sphère et de la manière dont celle-ci peut être améliorée dans le cas des crises prolongées, afin de mieux orienter l’intervention humanitaire. Les crises prolongées devenant « la règle » à l’échelle mondiale, il est important que nous nous penchions sur les implications de cette étude et sur la manière d’inclure ses conclusions dans le processus de révision du manuel, les outils de plaidoyer et l’amélioration de la collaboration au sein des organisations d’action humanitaire et de développement. »
Ce projet de recherche est le deuxième mené par des étudiants de troisième cycle de la LSE, avec le soutien de Sphère. Le premier projet portait sur l’étude de l’.